SAMAYA x SVEN BURGI
PREMIÈRE EXPÉDITION DANS LA GLACIALE NORVÈGE
Sven Burgi, montagnard suisse et jeune réalisateur, a embarqué cinq de ses compagnons dans leur première expédition d’envergure en Norvège. Paul Dutoit, Paul Jaquet, Julien Bédat, Quentin Moreillon, Matthieu Pujol et Sven ont fait face à deux semaines de bivouac en itinérance et en totale autonomie, transportant 300 kilogrammes de matériel tractés par des pulkas. Pour Samaya, l’équipe relate cette épopée glaciale.
Sven Burgi : J'ai grandi en regardant les films des grosses expéditions à ski et c'est quelque chose, quand on fait de la montagne, qui fait rêver et qui reste toujours dans un petit coin de la tête. Je le vois comme l’objectif d’une vie pour un montagnard, en tout cas pour moi. Rester dans les Alpes serait comme évoluer seulement sur notre terrain d’entraînement. Évidemment, il y a des projets extrêmes à faire dans les Alpes, mais réaliser des expéditions en terrain inconnu reste un accomplissement à la saveur particulière. J’ai demandé à Paul D. si l’aventure le tentait et une fois l’équipe au complet, on s’est lancés dans 6 mois de préparation.
Paul Dutoit : J’ai tout de suite accepté l’invitation de Sven et adhéré à son projet. J’y adossais une condition : se rendre en Norvège en mobilité douce.
Sven Burgi : Le déplacement en train s’est révélé être une expérience incroyable, autant pour le film qu’à échelle personnelle. Ça a ajouté tellement de densité à notre voyage, plutôt que de monter à bord d’un avion, voler quelques heures et être comme télescopé à l’autre bout du monde sans vraiment s’en rendre compte.
Paul Dutoit : Voyager en train sur du temps long est une expérience que tout le monde devrait vivre. On se rend compte des distances, on partage ce moment avec nos potes. Avec nos 52 heures de transport, 7 trains, 3 bus, 5 pulkas et 300 kilogrammes de matériel, on a vraiment été imprégné de la sensation de voyager, enfoncés dans nos sièges et absorbés par le paysage défilant inlassablement derrière les vitres. Après avoir vécu ça, on apprécie d’autant plus l'endroit où l’on arrive.
Sven Burgi : Le parallélisme qu’on a ressenti est celui de comparer l’appréciation d’une descente à skis après avoir gravi la montagne en peaux de phoque ou en étant monté par les remontées mécaniques.
Matthieu Pujol : Notre aventure a donc véritablement démarré à la gare de Lausanne. C'était le premier jour et on était déjà lancés sur les chapeaux de roue.
Sven Burgi : Le camp 1 n’était pas forcément très intéressant, le ski étant moyen du fait de notre basse altitude et d’un terrain devenu béton suite à de fortes pluies.
Paul Dutoit : Au moment où on est arrivé à ce lieu de départ qui signait nos premiers pas dans la vallée, j’ai ressenti comme une forme de désillusion. Comme si ça ne correspondait pas à tout ce dont on avait rêvé pendant 6 mois.
Sven Burgi : En s’enfonçant vers le glacier les jours suivant, on voyait les conditions s’améliorer et ce trésor caché qui s’offrait peu à peu à nous.
Matthieu Pujol : Arriver au camp 2 a été fastidieux. Les transitions entre les camps imposent de démonter le précédent dans le froid et le vent, charger les pulkas puis les tirer sur des kilomètres jusqu’au point de chute suivant. On essayait de passer par les itinéraires les plus plats possibles, mais certains dévers étaient inévitables et ralentissaient la progression tout en accentuant notre fatigue. Une fois arrivés à destination, on en avait pour au moins 4 heures d’installation de camp, entre le montage des tentes et l’élévation de nos « remparts », larges murs de neige qui nous protégeaient du vent et du bruit. Une fois ce camp installé, nous n’étions pas au bout de nos peines. Tout juste installé sous la tente, mon matelas s’est percé et le lyophilisé que Paul D. gardait sous sa polaire pour le réchauffer a éclaté.
Paul Dutoit : Pour la petite anecdote, quand j’ai nettoyé ma polaire chez moi à notre retour, après l’avoir porté tout au long de l’expédition et dans le train, j’y ai encore retrouvé des morceaux de poulet.
Julien Bédat : En plus du vent, le froid a fait partie intégrante de notre expédition. Avant de partir, on a réalisé une phase de test sur 5 jours, qui s’est révélée être primordiale. Ça pouvait sembler évident, mais c’était tellement indispensable pour se rendre compte du froid. La température chutait à -15 °C sur ces quelques premières nuits de test et c’était bien pire en Norvège. Ça m’a permis de réaliser l’ampleur du froid et de réadapter l’équipement que j’avais choisi. Jamais je n'aurai songé à prendre un pantalon doudoune autrement. Aujourd’hui, je me rends compte que c’était l’un des équipements les plus importants de cette expédition. Presque autant que mes skis !
Sven Burgi : Sur ce genre d’expédition, gérer le froid sur une aussi longue période n’est pas comparable à le faire sur 3 ou 4 jours. Les températures excessivement basses sans une once de chaleur nous usaient à petit feu, d’autant plus qu’elles baissaient de jours en jours. Progressivement, toutes nos affaires commençaient à devenir humides. Pour moi, les chaussettes ont vraiment commencé à devenir un problème et je peinais à réchauffer mes pieds. On passait notre temps à se secouer les mains et les pieds, en quête d’un peu de chaleur. Ça n’a pas suffi à éviter les engelures que nous avons tous subies à la fin du séjour.
Paul Dutoit : On était quasiment constamment en dessous des -20 °C, sans compter le vent incessant qui imposait un ressenti encore plus important.
Julien Bédat : C’était une de mes premières expériences où le froid était un facteur qui me faisait vraiment peur. La totalité de nos journées étaient organisées pour gérer ce froid. Quand prépare-t-on à manger, quand fait-on fondre l’eau, comment s'habille-t-on, met-on plusieurs couches, sachant que la montée à ski va nous réchauffer, puis la transpiration refroidira et on aura à nouveau froid ? Ces questionnements incessants nous rongeaient de l’intérieur et participaient à notre fatigue.
Matthieu Pujol : Nos journées étaient les moments les plus faciles, malgré l’engagement qu’on mettait à chaque sortie, parce qu’on pouvait profiter du soleil et de l’effort qui nous réchauffait lors des montées en peaux. Le soir, en revanche, nous ne rêvions que de nous mettre dans un lit douillet au coin du feu. Quand le soleil passait de l’autre côté de la montagne, c'était dur. On avait aucun moment de répit durant lesquels recharger nos batteries. On devait encore se battre pour tout faire. Rien que faire fondre l’eau du soir pour tout le monde nous prenait 1h30. Parfois, on avait juste envie de se laisser aller, de se coucher dans nos duvets sans manger ni boire.
Paul Dutoit : C’est là que la force de l’équipe entre en jeu. On avait chacun nos moments de faiblesse, mais ils n’arrivaient pas tous en même temps. Certains soirs, ceux qui avaient besoin de se reposer en faisaient un peu moins que le reste du groupe, et inversement.
Sven Burgi : Le camp 3 est celui qui nous a fait connaître les journées les plus douces de toute l’expédition. Il nous arrivait de retrouver notre camp inondé de soleil et même par -10°C, on se réchauffait. Pouvoir profiter de moments dans les tentes sans porter de doudounes était précieux. Mais avant cela, c’est au camp 2 que nous avons pu commencer à faire de belles images avec du bon ski dans des grosses lignes. À ce moment-là, on avait vraiment ce sentiment d’avoir trouvé ce qu'on était venu chercher. Il avait neigé, on a enchaîné des lignes d’ampleur et on était remonté à bloc. La fatigue d’avoir traîné les pulkas était dernières nous : nous atteignions le pied des faces en seulement 40 minutes.
Paul Dutoit : Les sensations que nous ont procurées les descentes à skis sont difficiles à décrire. On se réveille, on est dans le dur, on commence à monter, tous nos neurones ne sont pas encore bien connectés et d'un coup on réalise qu’on est en train de gravir une face incroyable. Sous nos pieds, l’immense glacier, partout autour de nous, la lumière norvégienne qui nous inonde avec son soleil bas diffusant des teintes chaudes sur la neige. Les nuages et les flocons remplis de cristaux scintillent. On est avec nos meilleurs potes. C’est plus que magique.
Sven Burgi : Pour atteindre ces endroits hors du temps où on a installé le camp 3, on a traversé cet immense glacier avec nos pulkas, naviguant entre les séracs. Peu à peu, toutes les montagnes s'ouvraient. On avait l’impression d’être de minuscules, petits points au milieu d'un paysage gigantesque, avec des lignes à perte de vue. On a pu descendre beaucoup de faces magnifiques qui se jetaient dans les fjords. On a aussi connu beaucoup de renoncements. On ne se mettait pas en danger. On est sérieux à ce niveau-là et le discours des locaux nous mettant en garde contre les avalanches lors de notre trajet aller nous a d’autant plus poussé à la prudence.
Paul Dutoit : Il nous restait 3 jours de beau durant lesquels on voulait skier un maximum de grosses lignes. Paul J., Julien et Sven voulaient faire une grosse ligne le matin et enchaîner avec une autre au coucher du soleil. Il était déjà tard pour la deuxième ligne et une certaine fatigue s’était accumulée. Il fallait se déplacer assez loin du premier glacier afin de bénéficier des belles lueurs du soir. De mon côté, j’étais parti avec Quentin sur une première ligne un peu plus loin. Galvanisés par la première descente, remplis de confiance en nous, on opte pour aller en faire une seconde. Pour les mêmes raisons d'orientation de lumière, on doit basculer sur une vallée plus loin. Une fois notre dernière descente achevée, on rejoint tranquillement le camp 3.
Sven Burgi : De notre côté, on passe pas mal de temps à attendre au deuxième sommet pour que le soleil tourne et arrive dans la face.
Matthieu Pujol : Les talkies que l’on utilisait pour communiquer d’une équipe à l’autre ne passaient plus en raison d’un col qui nous séparait. On ne se faisait pas trop de souci puisqu’on savait que l’autre moitié du groupe allait revenir tard. Doucement, le mauvais temps s’est installé au loin, dans la zone où il se trouvait. Nous n’avions toujours pas de nouvelles et avons commencé à s'inquiéter.
Julien Bédat : En termes d'émotion, c’était assez dur. On était sur le Store Jægervasstinden, avec sa face assez particulière et extrême, très exposée, s’ouvrant sur un étroit couloir à 50° découlant sur une falaise. Pour descendre, on fait toute une traversée dans une bande de neige pour ensuite sortir par une congère qui mène à une dernière phase beaucoup plus évasée. On était tous conscients que la première partie était une nofall zone. Arrivés sur ce sommet magnifique dont la crête se découpait dans les lueurs du soleil, la fatigue accumulée des derniers jours nous gagnait. Il fallait redoubler de vigilance et ne pas faire d’erreur. On attendait en haut le bon moment en restant bien concentrés. C’était la dernière descente de l’expédition et nous allions en profiter.
Matthieu Pujol : De retour au camp, il nous restait 3 jours avant de rentrer. La météo s’était dégradée et d’un commun accord on a décidé d’écourter le séjour. Après s’être pas mal rationnés pendant l’expédition pour être sûrs de ne pas manquer, on s’est régalés avec ce qu’il nous restait, avalant les snacks sans aucun état d’âme. Après cette dernière nuit, nous avons plié le camp et sommes retournés à la civilisation. Nous n’étions pas au bout de nos efforts puisqu’il nous fallait de nouveau tirer les pulkas en chemin inverse. Avec le terrain en pente, on aura galéré jusqu’au dernier moment.
Paul Dutoit : Comme à l’aller, on s’est retrouvé dans le train du retour. Comme à l’aller, on était cette bande de potes soudés, avec peut-être un petit moins de matériel, et avec beaucoup plus d’émotions et sentiments mêlés.